/e/ exposition/Programmation / L'éloquente triple flûte
by Victor Delestre & Victoria Palacios 09/09/23 (Sat) 17:00 1 year ago
Trouble Fête
Le spectacle de l’apocalypse psychédélique a commencé, sans vous, sans moi. Demain nous ne serons déjà plus là, mais le spectacle continuera. À l’heure où la ville s'éteint, nos âmes se cachent dans la pénombre où d’étranges phénomènes prennent place.
Une nuit, il y a plusieurs siècles, dans un bistrot sombre, une chimère moustachue aux yeux bleus comme la lune de Colombine, me regarde l’air hagard. Assis·e à côté d’iel, un être emperlé de nacre sans valeur, tourne de ses mains gantées la molette d’une boîte à musique, une ritournelle interminable s’en échappe, enivrante. Du bout de ses lèvres insoumises, une marquise amphibienne, pareille à une charmeuse de serpents ou une guideuse de rats, vide ses poumons et sa bave dans une cornemuse tremblante.
Cette nuit-là, une pluie de prophètes, hampés en doubles croches, s’est
abattue sur la ville. On raconte que l’un·e d’elleux a séparé les corps de la
chimère et que depuis, ils errent en solitaires. Désormais, le silence a la
même durée qu’un demi-soupir. Les façades d'immeubles se sont ouvertes,
laissant des gouttes de musique ruisseler entre les cicatrices de la ville. Des
fumées de questions sans réponses, éblouissantes, se propagent depuis les
plaques de dégoût.
Dans cette ville nouvelle qui crie qu’elle a mal, on joue à lire notre futur
pour l’oublier plus vite, on se frotte à nos échecs en lisant les alignements
des planètes. J’ai le vertige en regardant la voie lactée. Nos coudes s'effleurent
autour des tables rondes et partageant le poids de nos peines, on
se sent plus fort·es ensemble. Les verres s’entrechoquent, les gouttes de
venin s’évadent dans l’air impur et retombent sur tes lèvres. Je bois cette
liqueur qui pétrifie mes pensées. Je suis la mouche, tu es l’araignée qui
me momifie, tu tisses toujours plus vite, tu m'enveloppes encore plus fort.
Bzzz. Bzzz. Dans la chaleur moite de l’été, nous dégustons des glaces à
l’amiante. Elles dégoulinent sur mes doigts et tu lèches l’intérieur de ma
paume, jusqu’à ce que ta tête tourne et que mon coeur s’arrête. Dans cette
cuisine amoureuse, je trouve le délice dans le goût de la mort. Chaque matin,
je me calcine le sang en attendant que les tartines crament lentement,
comme ma peau sous le nouveau soleil. Le glas du chant des cigales retentit,
une pluie inespérée tombe sur mes joues chaudes. Immobiles, nous
fumons en regardant l’horizon de la ville s'écrouler, le bitume fondre sous
nos pieds égarés, les immeubles d'antan s'effondrer.
Sournoise et malicieuse, la lumière se balade sur les bords de mon ombre.
Elle s’échappe dès que j'apparaît, elle me fuit, mais me rattrape toujours.
Mon corps se liquéfie sous vos regards diluviens. Personne ne peut plus
m’attraper, ni vous, ni la nuit, ni la lumière. Je me faufile dans les rues vides,
glisse sous les portes, entre par les serrures et les fenêtres entre-baillées
pour ne pas laisser s’échapper la fraîcheur de l’imaginaire. Je vous regarde.
Les télévisions illuminent vos visages translucides, vos corps gélatineux
s’endorment dans des canapés de plombs qui vous emprisonnent dans des
rêves mortifères et silencieux. Les théières se brisent pour ne plus vous
servir. Les ampoules explosent pour ne plus vous guider. L’attraction terrestre
s’arrête, pour ne plus vous porter. Les maisons tombent. Elles se
renversent sur elles-même à chaque rotation de la terre. Maintenant, je
marche sur vos murs, écrasant pas à pas, la précieuse banalité de vos souvenirs
encadrés. Je vous quitte.
Dehors, les rues sont toujours molles, la lumière m’évite encore. Dans
le fond d’une ruelle, j'aperçois l’ombre d’un des corps de la chimère. Je
m’approche, elle s’échappe. Un escalier en colimaçon est entrouvert.
Sous quelques marches relevées, une lumière poudrée qui sent le whisky
s’échappe, et le goût d’un vieux jazz s'engouffre dans mes oreilles. Je me
glisse la tête la première et tombe dans ce trou béant. Les lumières rouges
s’amusent encore de ma chute. Les verres vides me regardent en chien
de faïence. Des yeux bleus, comme la lune Colombine, se reflètent dans
un miroir, elle observe la scène, tapie dans l’obscurité. De quoi avez-vous
peur ? Un groupe de cafard·es dégustent une flaque de vin qui perle sur les
pierres noires. Sur la scène, une main géante gratte une vielle à roue. Les
touches blanches du piano n’en font qu’à leurs têtes. Les touches noires en
ont vraiment marre. Le piano s’allonge sur le sol comme un animal apeuré.
Il aimerait pouvoir se glisser sous une porte et attraper tous les moutons
de poussière avec lui pour ne plus être seul, résonnant chaque nuit dans
l’amertume de sa noblesse ou de désarroi de son désaccord. Il veut être
libre, comme l’accordéon qui sourit aux touristes, ou la chaîne stéréo portative
que cet être-triste-heureux tire à bout de bras dans la rue, nous
plongeant dans la bande originale de nos vies, pour faire danser nos corps
suintants, enviscosés dans nos t-shirts à bas prix.
Depuis cette grande bouffonnerie qui marqua notre siècle, les aiguilles
tournent de la lune au soleil. Les corps solitaires de la chimère se sont retrouvés
le 241e jour de l'année du calendrier grégorien. Sous le signe du V,
elle signe à quatre mains, deux têtes, deux yeux bleus (comme la lune de
Colombine) et une moustache, des oeuvres pareilles à des bas-reliefs, qui
nous éclairent sur une nouvelle réalité fantasmagorique. Elles préfigurent
les commentaires rétrospectifs d’une existence qui échappe au réel. Devenant
le spectacle burlesque d’une société désertée, où les paradigmes
s’inversent, les scènes du quotidien surgissent d’un univers où sornettes
et balivernes deviennent les paroles dominantes. Je ne sais d’ailleurs plus
dans quel sens tourner mon sourire et ma peine. Pleurez, riez, mourrez,
toustes en coeur. Nous sommes le 252e jour de l'année du calendrier grégorien
et le spectacle continue.
>> Une expérimentation sonore d'Octave Courtin accompagnait le vernissage de l'exposition.
> SUBMITTED ARTIST(S) <
>Victor Delestre<
>https://www.victordelestre.com/<
>https://www.instagram.com/victordelestre/<
> SUBMITTED ARTIST(S) <
>Victoria Palacios<
>https://www.instagram.com/victoriapalacios_/?hl=fr<
> SUBMITTED ARTIST(S) <
>Octave Courtin<
>https://www.octavecourtin.com/<
>https://www.instagram.com/octavecourtin/?hl=fr<
>CURATOR(S)<
>Liza Maignan<